Quand j’ai commencé à travailler sur mon projet de doctorat, une prof m’a dit : « Ça va nous changer de tous ces mémoires et ces thèses sur Nelly Arcan. » Non qu’elle n’aimait pas l’œuvre d’Arcan (en tout cas, moi, je suis une fan), mais elle soulignait par cette boutade une évidence (peu abordée) : nos sujets de recherche nous ressemblent, ils parlent de nous. On ne devrait pas s’étonner que de jeunes femmes dans la vingtaine étudiant la littérature s’intéressent à l’œuvre de Nelly Arcan elle qui dans Putain, Folle et Paradis clé en main a douloureusement traité de sujets comme l’image corporelle, l’amour, l’écriture, la famille, et d’autres encore plus graves (le suicide, la folie, la dépendance affective, la prostitution).
Quant à moi, j’ai eu l’étrange idée de revenir sur les bancs de l’université à 50 ans passés, après en être sortie, à l’issue d’une maîtrise et d’un DEA menés à Amiens, en France, 30 ans plus tôt. Émigrée à Montréal dans les années 90, j’ai mené une longue carrière de journaliste avant de devenir prof de littérature au collégial. Je pourrais vous raconter la joie que j’ai éprouvée en me retrouvant en position d’étudiante après avoir été dans la posture de l’éducatrice (comme mère et comme prof) pendant des années. J’aurais pu vous raconter aussi à quel point cette expérience, en me ramenant à mes vraies passions (étudier, penser, écrire), mais aussi en me confrontant à mes insécurités, m’a transformée. Je pourrais aussi vous raconter le plaisir et la liberté qu’il y a à écrire une thèse avec l’expérience d’une vie déjà bien accomplie et sans aucune pression professionnelle. Mais je vous parlerai plutôt de mon projet et de l’approche que j’ai choisie pour le mener à terme, la recherche-création, qui suppose une forme d’étude et d’apprentissage bien particulière, faisant travailler simultanément des parties du cerveau que l’université a longtemps gardé séparées : l’intellect et l’affect. La recherche-création, comme son nom l’indique, allie en effet recherche (un sujet de thèse, une hypothèse de travail, un corpus, un plan, une méthodologie) et création qui commande une expérimentation plus intuitive pouvant prendre des formes diverses : fiction, autobiographie, autofiction, poésie, théâtre, fragments, non fiction, etc. À l’université de Montréal, il s’agit de produire deux documents d’environ 200 pages chacun qui doivent être liés par des liens formels, thématiques, structuraux, etc. Cela suppose des va-et-vient constants entre les deux, la recherche (par les lectures, les réflexions qu’elle oblige à mener) alimentant la création et vice-versa : rien de tel en effet que de se confronter à la fabrication d’une histoire, d’un récit, pour comprendre comment ceux des autres sont faits.
Quand on joue vraiment le jeu, la recherche-création, plus que les autres disciplines, je crois, risque aussi de nous mener sur des chemins imprévus. C’est ainsi qu’au début de mon parcours doctoral, je prévoyais étudier la vieillesse des femmes dans un corpus de récits francophones tout en construisant un récit choral à partir d’entrevues de femmes âgées de plus de 75 ans. Je voulais ainsi, par l’étude d’un corpus et par la rédaction d’une docufiction, tenter de saisir l’essence de la vieillesse des femmes (me devancer en quelque sorte) tout en examinant les stratégies et les récurrences présentes chez les autrices de mon corpus. Il se trouve qu’au fil de ma recherche, qu’au mitan de ma création, c’est le motif de ma mère qui n’a cessé de s’imposer à moi, comme si c’était elle que je cherchais dans les œuvres des autres et au fil de mon écriture de création. Au lieu de repousser l’évidence, je m’y suis abandonnée et mon projet s’est transformé en une étude de récits de deuil et de maladie écrits par des filles écrivaines sur leur mère (Cixous, Akerman, Ernaux, Daviau, Baillargeon, Calle). M’appuyant sur les théories du care, j’essaie d’y circonscrire l’espace de soin littéraire créé par la fille au cœur de ces récits. Quant à ma création, elle s’articule désormais autour de la figure de ma mère et de celle de Susan Sontag. Je ne sais trop ce que cette évolution de mon sujet dit de moi et de la recherche-création. Je sais fort bien que de tels retournements se produisent constamment dans toutes les disciplines. Et je crois qu’il ne faut pas trop résister quand l’évidence s’impose et accepter que nos recherches puissent évoluer afin de mieux nous ressembler. C’est précisément parce qu’elles émergent d’une subjectivité particulière qu’elles sont pertinentes. C’est ce qui en fait la singularité. C’est aussi, je crois, la liberté que le statut d’étudiant au doctorat nous donne. Il faut en jouir.
Pascale Millot mène un doctorat en recherche-création à l’université de Montréal sous la direction de Catherine Mavrikakis et Maïté Snauwaert. Elle est professeure de littérature au Cégep Édouard-Montpetit et a été journaliste culturelle et scientifique pendant 20 ans. Elle écrit des textes de création dont certains ont été publiés (Muse Medusa, Récits infectés, Liberté) ou performés devant public (Litt-moi, 2019). Ses recherches portent sur l’espace littéraire élaboré dans les récits de deuil de la mère par des filles-écrivaines. Pour le volet création, elle écrit une non fiction sur sa propre mère. Boursière du CRSH et du FRQSC, récipiendaire de la bourse doctorale Jean Monbourquette qui vise à encourager les recherches sur le deuil, elle est aussi coordonnatrice scientifique de la Chaire Mc-Connell-Université de Montréal en recherche-création sur les récits du don et de la vie en contexte de soins au sein de laquelle elle donne des ateliers de création.